La création d’argumentations et l’ars oratoire étant deux des traits communs de toute formation dispensée par Sciences Po, la constitution d’une Chaire « rotative » d’écriture créative s’impose désormais comme évidence au moment où l’Ecole s’apprête à fêter ses 150 ans d’existence.
Nous vivons à l’époque des fausses informations sur les réseaux sociaux, des théories du complot et de l’autocélébration de l’incompétence. Dans ce contexte relativement noir, une Ecole formant des esprits libres se doit d’inculquer à ses étudiants le sens du « devoir raconter des histoires vraies, qu’elles soient dans le réel ou bien dans l’imagination et la fiction ». Histoires qui gardent à leur centre l’humain, la liberté et le respect de la vie, dans toutes ses formes.
Pour sa première « rotation », l’Ecole donne carte blanche à Kamel Daoud https://fr.wikipedia.org/wiki/Kamel_Daoud_(%C3%A9crivain), intellectuel d’origines Algériennes de 48 ans dont la vie même incarne cette profonde soif de vérité, d’humain et de liberté. Extraits choisis d’une soirée forte en émotions, en compagnie de Leila Slimani https://fr.wikipedia.org/wiki/Le%C3%AFla_Slimani , Aurélie Filippetti https://fr.wikipedia.org/wiki/Aur%C3%A9lie_Filippetti et Pierre Assouline https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Assouline .
Extraits du cours magistral de Kamel Daoud :
« L’Universel est forcement défini par des personnes qui viennent de la périphérie du monde »
Sur la figure de Jonas, le diseur de mauvaise fortune, et de son mythe (Kamel Daoud, comme déjà Herman Melville dans Moby Dick, et d’autres avant et après lui, trace un parallèle entre Jonas et le rôle de tout écrivain engagé) :
« Je reste un grand lecteur d’ouvrages religieux : j’y vois des métaphysiques avec obligations d’achat et de consommation »
« Il faut sortir de cette représentation du monde Arabe qui serait dominé par des Conservateurs fourbes, des Islamistes conquérants et des sociétés conservatrices, prônes au compromis avec les dictateurs »
« Toute écriture est une volonté de prendre la direction opposée, c’est de la rébellion »
« le Dieu de Jonas s’incarne dans un univers moqueur, le jeu de dès : le Dieu de Jonas n’est que le Hasard »
« l’Ecriture est la Liberté de construire un destin par l’arbitraire de la langue et des signes »
« L’intellectuel, au Sud, tout particulièrement dans le monde Arabe, comme Jonas, est celui qui annonce la mauvaise nouvelle. A la fin c’est la compassion qui sauve Jonas : l’arbre de ricin, qui le protège du soleil dans son retrait sur la montagne, et qu’en mourant apprendra à Jonas la compassion et le pardon pour les hommes, fait partie de la botanique des indifférences (envers les migrants, par exemple) »
« Ecrire c’est aussi décloisonner la conscience, l’une des règles de la créativité : tout traitre est quelqu’un en avant sur son époque » (et cela console un peu Kamel Daoud aussi)
« Pourquoi donc imaginer Jonas écrivain ? Parce que souvent l’inévitable est justement évité quand il est écrit et annoncé »
CC de Kamel Daoud :
« On ne peut pas écrire sans Liberté intime, et sans prétention et tension vers l’universalité »
« L’Ecriture aide tout homme et femme politique, de droit et de chiffres, parce que ça leur apprend l’empathie »
Extraits choisis de la Table Ronde :
« Notre stock de mots s’épuise, à la longue. Il faut lire, de manière continuelle, surtout les classiques, parce qu’ils nous réapprennent des formules et des tournures. Les étudiants tendent à reproduire le discours du Maître, dont le rôle est donc de leur apprendre l’esprit critique » Pierre Assouline
« L’Ecriture est une forme qui pense, et c’est à travers cette forme que l’émotion se répand (avec l’adéquation de la forme et du fond). Il faut assumer la subjectivité, cette sensibilité qui permet d’écouter l’autre, l’empathie : je t’écoute, parce que tu es mon égal(e). Et ça, c’est un message profondément politique » Aurélie Filippetti
« L’Ecriture est un travail méthodique de démantèlement des clichés : et ça, c’est le leadership aussi. La littérature c’est une capacité d’être innovant » Kamel Daoud
« Devenir écrivain c’est renoncer à beaucoup de choses : à être un génie ; à l’autocensure » « Aujourd’hui, pour comprendre bien le lien entre le Politique et la Littérature, il faut lire par exemple « Humilié et Offensé » de Dostoïevski : je l’ai lu adolescente, dans mon village, au Maroc, où presque tout le monde était illettré. Dostoïevski m’a appris à comprendre mes voisins. La Littérature est Politique, parce que c’est une découverte de l’altérité, de l’autre et de l’humain » Leila Slimani
« Les choses ont des droits, et l’écrivain ou le poète respectent cette intimité des choses » Aurélie Filippetti
« Quelques règles pour devenir écrivain/e :
- écrivez !
- lâchez-vous, vous êtes votre premier lecteur
- faites un pas de coté, regardez la réalité un peu en biais, comme disait le photographe Henri Cartier-Bresson
- ne pensez jamais au lecteur : « il faut écrire pour soi, puis publier pour survivre » disait Pushkin
- l’autodiscipline, quand on est jeune, on l’apprend par la discipline sportive
- si tu n’arrives pas à écrire, c’est parce que ce n’était pas nécessaire
“l’Universel, c’est le local moins les murs” disait le poète portugais Miguel Torga» Pierre Assouline
« Quand on est écrivaine, il faut tuer l’ange du foyer à la hache, de manière sanglante : pour les femmes, au départ, c’est un peu plus dur de s’astreindre à la discipline de l’écriture, chose qui donne aux femmes écrivaines un génie supplémentaire » Leila Slimani
Paris, 30 Janvier 2019